Carnet spirituel n° 46 : La prière (2e partie)
Éditorial
Nous avons dû interrompre cette série
sur la prière, et c’est dommage car il y a une profonde continuité
entre ces conférences si importantes. Je profite quand même de cette
pause pour vous proposer deux textes importants.
Le premier est tiré de la lettre à Proba de saint Augustin,
qui répond à une demande souvent faite : Pourquoi prier ? Lisons sa
réponse : Pourquoi Dieu fait-il cela, lui qui sait ce qui nous est
nécessaire avant que nous le lui demandions ? Nous pourrions nous en
inquiéter si nous ne comprenions pas que le Seigneur notre Dieu n’attend
point que nous lui apprenions ce que nous voulons, car il ne l’ignore
pas ; mais les prières excitent le désir par lequel nous pouvons
recevoir ce que Dieu nous prépare, car ce que Dieu nous réserve est
grand, et nous sommes petits et étroits pour le recevoir : voilà
pourquoi il nous a été dit : « Dilatez-vous ; ne vous mettez pas sous le
même joug que les infidèles. » Cette grande chose, 1’œil ne l’a point
vue, parce qu’elle n’a pas de couleur ; l’oreille ne l’a pas entendue,
parce qu’elle n’est pas un son ; elle n’est pas montée dans le cœur de
l’homme, parce que c’est vers elle que le cœur de l’homme doit monter ;
mais nous serons d’autant plus capables de la recevoir, que notre foi
s’y portera plus vivement, que nous l’espérerons plus fortement, que
nous la désirerons plus ardemment.
Tel est la première raison d’être de la prière : dilater nos cœurs, afin
qu’augmentent en eux la foi, l’espérance et la charité et que Dieu
puisse y introduire sa grâce toute-puissante !
Mais il est un autre texte que j’aime beaucoup, tiré d’une
autre conférence de Père. Puisque la prière met en œuvre la vertu
d’espérance, et que la dernière conférence du carnet précédent amorçait
la réflexion sur ce point, je ne résiste pas à la joie de vous le
proposer :
« Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te
demande à boire, c’est toi qui lui aurais demandé et il t’aurait donné
de l’eau vive… »
Tel est le chant d’espérance que saint Jean transmet à toute
malice humaine consciente qu’elle existe et désireuse d’évoluer en
bien, de remplacer le vide et l’absence qui la caractérisent par la
plénitude des activités triomphantes propres a ces secours divins que
nous appelons la grâce :
1) à cause de la générosité sans explication de Celui qui nous les offre,
2)à cause de la qualité inappréciable de ces secours.
Le puits de Jacob est profond, dit la Samaritaine rongée par
la malice de ses adultères, et Jésus de lui répondre qu’Il dispose
d’une eau inépuisable en quantité et en qualité.
En quantité : les volontés humaines les plus perverties,
donc les plus épuisées en énergies vertueuses, peuvent fléchir, tomber,
réfléchir, retomber… Les secours de Dieu demeurent à la portée de
leurs désirs, la grande affaire est d’avoir soif de surnaturel.
L’humanité récidive davantage en dureté qu’en miséricorde, l’humanité
est naturelle. Le Christ récidive inlassablement en bonté, Il est
surnaturel. La composition de Son Existence divine est inaccessible à la
décomposition du découragement et de l’impuissance, Il continue de
prouver Sa Divinité par la profusion de ses secours, lesquels réparent
septante fois sept fois ce que la malice s’est efforcée de détruire en
nous septante fois six fois.
En qualité : le catalogue des malices humaines est d’une
variété invraisemblable, chaque commandement de Dieu a de multiples
manières d’être violé par une multitude d’humains, le flot fangeux des
intentions délibérées, des actions délibérées, des paroles délibérées,
coule épais et noir depuis l’entrée du paradis perdu jusqu’à
aujourd’hui, jusqu’à en donner la nausée à l’exquise délicatesse du
Christ au jardin d’Agonie. Et pourtant, il n’est pas une tare, un vice,
un crime, un adultère, un sacrilège, une trahison qui ne puisse enfanter
un héroïsme, un sacrifice, une vertu, une sainteté dès que la vie
inaltérable du Christ s’en mêle pour désorienter la malice qu’ils
contiennent et réorienter la volonté qui l’a produite, vers des sommets
où l’attendent, encourageants et enthousiasmants, Marie-Madeleine,
Augustin, Paul de Tarse… et des centaines d’autres.
Le surnaturel nous enveloppe ; n’y échappent que les
libertés perverties jusqu’au refus d’être aimées plus qu’elles n’aiment
leurs horreurs morales ; le désespoir est le seul acte humain d’où Dieu
soit nécessairement absent puisqu’il consiste non seulement à ne plus Le
posséder, mais à ne plus croire aux possibilités de Le posséder, alors
que Lui, Dieu, a épuisé toutes les possibilités surnaturelles et
naturelles de demeurer avec nous et en nous; c’est vraiment l’acte
stupide par excellence puisque il est privé de toute grâce et de toute
espérance de la grâce.
L’Espérance ! L’Espérance ! La flamme dans la nuit, l’élan
subit dans une santé défaillante, le sourire fleurissant sur les lèvres
salées par les sanglots… L’Espérance, cette espèce de certitude qu’on
est idiot d’avoir douté, cette prise de conscience immédiate et
consistante que les réponses sont, que les solutions existent…
L’Espérance, cette résurrection printanière de tout, dans le cœur
parfumé de bonheur et dans l’intelligence secouée d’enthousiasme…
L’Espérance, cette marche en avant avec tout un ravitaillement de mots,
de cris, de chants, appropriés pour être davantage à la disposition de
l’espoir comme la voile est à la disposition du vent. Ô mon Dieu ! Merci
d’avoir créé l’Espérance sans laquelle je n’oserais pas marcher.
Tout péché a sa grâce à lui, son secours à lui : remords,
rougeur de honte, dégoût, une sanction, une conséquence qui fera
réfléchir…
Toute malice a sa contrepartie vertueuse,
Toute tentation a son angle propice à la victoire,
Toute déficience a son utilisation réparatrice.
Tout, absolument tout, est accessible à la grâce et la grâce
n’aura peut-être d’égal que la stupeur du monde lorsqu’au dernier jour
les plus grands adversaires de Dieu, les plus farouches s’apercevront
que, sans le savoir, leur malice était au service de la Sagesse divine,
laquelle en définitive aura le dernier mot.
Dieu ne recule devant aucune ruse pour faire aboutir la
Grâce, mais le malin le lui rend bien pour la tenir en échec et
pourtant, qu’il est consolant et vrai de constater qu’Elle a en
définitive le dernier mot ; jusque dans ses succès, le Mal a le dessous
par rapport au plan de Dieu. La grande humiliation de Satan sera de
s’apercevoir au dernier jour qu’il aura travaillé pour la gloire de
Dieu. Dans ses attaques, ses ruses, ses haines, ses triomphes et ses
rages, il aura fait éclore de superbes prières, de sanglants sacrifices,
s’épanouir de généreuses réparations, naître d’audacieuses initiatives,
réveiller des vertus et des repentirs ; lui, le maudit, il aura fait
chanter l’Amour et il en sera furieux ; lui, le ténébreux entêté, il
aura obtenu pour Dieu d’éblouissantes soumissions et d’éberluantes
fidélités qui le feront frémir de honte lorsque les bénis le jugeront.
« Pas un cheveu ne tombe de vos têtes sans la permission du
Père», traduisez : la Grâce veille à tout et sur tous. Quelle compagnie
dans les solitudes les plus apparemment irrémédiables !
Comme on comprend le cri d’enthousiasme de l’Église au matin
du Samedi Saint « Felix culpa », heureuse faute puisque non seulement
le bien existe, mais la malice est vaincue, ce qui est un bien nouveau
que la vertu ne pouvait pas produire à elle seule.
Heureuse faute sans laquelle l’homme n’aurait pas ajouté à
sa couronne originelle les diamants de ses larmes, les rubis de ses
expiations et les lumières de ses aveux.
Effarante constatation : la perfection de la vie demande
plus que la vie, elle demande à être sculptée sous la poussée de la
grâce, par l’effort et par la souffrance pour prendre conscience que la
plus impérissable de ses expressions consiste à s’immatérialiser. Le don
de la grâce à l’homme est le plus fabuleux des cadeaux. Désormais nous
sommes placés entre les ténèbres de notre malice et les éblouissants
secours de Dieu ; le drame se joue entre cette alternative où le mystère
des prédestinés et le mystère de notre liberté décident du mystère de
notre bonheur ou de notre malheur.
Comme une vie sans Dieu, sans espérance et sans grâce est
incomplète ! La satisfaction naturelle qu’elle éprouve à n’être que
naturelle, prouve, ou bien qu’elle connaît déjà le châtiment des
bien-être trop terrestres, récompense des refus formels d’avoir laissé
intervenir la grâce anxieuse de ravager la malice pour construire les
bonheurs vrais, ou bien qu’elle n’a pas encore atteint ce mystérieux
instant de la première rencontre où l’intelligence saisit qu’un autre
lui propose d’étranges consentements accompagnés d’étranges certitudes.
« Tu nous aimes tels que nous sommes
Et c’est ça qui est chic.
Admirable réalisme de l’amour, qui exclut la
répugnance à 1’égard de n’importe quel homme.
Tu aimes notre boue, Tu aimes notre sang
Pour y broder de lumineuses expressions
À coups de chutes, en nous baignant
Dans les larmes de la honte, jusqu’à ce que
Nous osions sourire à tes crucifiantes propositions.
Tu n’es pas venu pour épousseter des ailes d’anges,
Tu es venu pour ressusciter notre fange,
En mêlant tes courages à nos impuissances,
Tes sanglantes énergies à nos lascivités,
Et c’est beau comme cela,
Car nous devenons inséparables de Toi.
Quand le désir, ou la décision, ou la fuite
Font fleurir le pur et embaument la vertu,
Nous sommes vraiment ensemble ;
J’y suis parce que Tu y es
Et Tu y es parce que j’y suis.
Pour Toi, un homme, c’est une envie sacrée
De sculpter du superbe,
De rendre à son visage quelque chose du Tien
Jusqu’à ce qu’il soit parvenu au terme
Où l’exquise pureté ne lui coûtera plus rien.
Celui qui ne lutte pas est celui qui T’ignore
Et quiconque décide de n’aimer que son corps,
Se prive de la tendresse irréprochable
Dont seul, un baiser de Dieu est capable. »
Abbé Michel Simoulin