Carnet Spirituel n°70 : – Regard sur Dieu et sur nous-même III

Éditorial

J’évoquais le P. Lacordaire dans notre précédent numéro, et j’ai plaisir à le citer encore. C’était après sa rupture avec La Mennais. Il cherchait à éclairer son ami le comte de Montalembert sur le « fatal génie » qui avait été son ami. Et c’est le témoignage de Montalembert que je trouve admirable. Il serait trop long de tout citer mais quelques extraits vous donneront peut-être envie d’en lire davantage.

« Avec le vain espoir de me dérober aux douleurs et aux orages d’un conflit trop cruel, je m’étais réfugié en Allemagne, où j’étais poursuivi par les appels de M. de La Mennais. Tout en se croyant obligé comme prêtre de signer des formulaires, l’infortuné répondait à mes craintes, à mes filiales représentations, en me félicitant de l’indépendance que je possédais comme laïque ; il m’exhortait à la maintenir à tout prix. « Cette parole, » m’écrivait-il, « qui autrefois remua le monde, ne remuera pas aujourd’hui une école de petits garçons » Lettre du 5 août 1834. 

Mais les mêmes courriers qui m’apportaient ces lettres empoisonnées m’en apportaient d’autres bien plus nombreuses, où le vrai prêtre, où le véritable ami rétablissait les droits de la vérité en me montrant les sommets toujours accessibles de la lumière et de la paix. Il vint même de sa personne me chercher et me prêcher auprès du tombeau de sainte Élisabeth. Avant comme après ce trop court voyage, il revenait sans cesse à la charge avec une inépuisable énergie, avec une indomptable persévérance. Sacrifié, méconnu, repoussé, il n’en prodiguait pas moins des avertissements toujours infructueux, des prédictions toujours vérifiées ; mais avec quelle raison, quelle spirituelle et touchante éloquence, quel charmant mélange de sévérité et d’humble affection, quelles salutaires alternatives d’impitoyable franchise et d’irrésistible douceur ! Non, la plus tendre des providences n’aurait pu faire plus ou mieux. Après avoir assis la vérité dans son austère et inviolable majesté, il la parait de toutes les fleurs de sa poésie, et, usant tour à tour de la supplication et du raisonnement, il entremêlait à des arguments sans réplique le cri d’un cœur sans pareil dans son fraternel et infatigable dévouement. Qu’on en juge par cette page prise entre cent autres du même ton :

« L’Église ne te dit pas : Vois. Ce pouvoir ne lui appartient pas. Elle te dit : Crois. Elle te dit, à vingt-trois ans, attaché que tu es à certaines pensées, ce qu’elle te disait à ta première communion : Reçois le Dieu caché et incompréhensible ; abaisse ta raison devant celle de Dieu et devant l’Église qui est son organe. Eh ! pourquoi l’Église nous a-t-elle été donnée, sinon pour nous ramener à la vérité, quand nous prenons l’erreur pour elle ?… Tu t’étonnes de ce que le Saint-Père exige de M. de La Mennais… Certes, il est plus dur de se soumettre quand on s’est prononcé devant les hommes que lorsque tout se passe entre le cœur et Dieu. C’est là l’épreuve particulière réservée aux grands talents. Les plus grands hommes de l’Église ont eu à briser leur vie en deux, et, dans un ordre inférieur, toute conversion n’est que cela… ‒ Écoute cette voix trop dédaignée, car qui t’avertira, si ce n’est moi ? qui t’aimera assez pour te traiter sans pitié ? qui mettra le feu dans tes plaies, si ce n’est celui qui les baise avec tant d’amour, et qui voudrait en sucer le poison au péril de sa vie ? »

Je n’étais pas rebelle, comme on pourrait le croire d’après ces ardentes remontrances. Je n’étais qu’hésitant et troublé. Pendant que je résistais opiniâtrement aux pressantes sollicitations de Lacordaire, j’invoquais auprès de La Mennais la fidélité de mon dévouement, le plus obstiné de tous ceux qu’il avait suscités, pour obtenir de lui la patience et le silence. Mais j’en voulais à mon ami d’avoir suivi une autre voie, plus publique et plus décisive. Je lui reprochais témérairement l’oubli apparent des aspirations libérales dont le souffle nous avait tous deux enflammés. Quand je cédai, enfin, ce ne fut que lentement, comme à regret, et non sans avoir navré ce coeur généreux. Cette lutte avait trop duré. J’en parle avec confusion, avec remords, car je ne lui rendis pas alors toute la justice qu’il méritait. J’expie cette faute en l’avouant, et je fais de cet aveu un hommage à la grande âme qui a maintenant trouvé le juge qu’elle invoquait avec une si légitime confiance. C’est alors, c’est ainsi que j’ai pu plonger dans les derniers replis de cette âme un regard d’abord distrait et irrité, mais depuis et aujourd’hui baigné des larmes d’une reconnaissance immortelle. C’est d’elle que j’ai appris à comprendre et à vénérer le seul pouvoir devant lequel on grandit en s’inclinant. Captif de l’erreur et de l’orgueil, j’ai été racheté par celui qui m’apparut alors l’idéal du prêtre, tel qu’il l’a lui-même défini : « Fort comme le diamant, et plus tendre qu’une mère. »
(Le Père Lacordaire, par le comte de Montalembert)

Abbé Michel Simoulin